ROMAN - Roman et cinéma

ROMAN - Roman et cinéma
ROMAN - Roman et cinéma

La comparaison du cinéma au roman ne met pas en jeu des termes de même nature. D’un côté, on se réfère à une forme littéraire qui s’inscrit dans la classification traditionnelle des genres; de l’autre, on envisage dans sa généralité une technique d’expression pouvant donner lieu à des manifestations fort diversifiées, dont certaines ne relèvent pas nécessairement d’un processus esthétique: en soi, le cinéma n’est en effet rien d’autre qu’un appareillage technologique, alors que le roman suppose, comme la littérature dont il est le produit le plus développé, le travail d’une écriture qui vise par des techniques spécifiques à l’élaboration d’une fiction autonome. Le déséquilibre des termes en présence n’infirme pas cependant la validité d’une confrontation; il rend compte en réalité d’une tendance historique, qui donna une forme narrative à la majeure partie des films réalisés depuis l’invention du cinématographe. C’est donc au niveau d’une commune référence au récit que peut théoriquement s’établir, parce qu’elle eut lieu historiquement, la relation du roman et du cinéma; elle a conduit le cinéma, après avoir longuement éprouvé la possibilité d’une «caméra-stylo», à susciter chez quelques romanciers l’ambition d’un «stylo-caméra», dont les effets paraissent toutefois plus lisibles dans des textes filmiques que dans des œuvres romanesques.

1. Une structure narrative commune

Dans le développement narratif du cinéma, les rencontres avec la littérature romanesque jouèrent un rôle important; mais elles ne furent aussi nombreuses, et parfois aussi déterminantes, que parce qu’une parenté profonde unit le discours littéraire et les possibilités discursives du film. Tout les sépare pourtant sur le plan strictement linguistique, puisque l’écriture du roman s’articule sur un certain usage de la langue, alors que le cinéma, entendu comme système spécifique de signification, procède d’une technique d’enregistrement et de reproduction analogique du réel, dont l’image animée constitue le résultat perceptible. Or les travaux des sémiologues, faisant justice des rêves anciens de «ciné-langue» et de grammaires cinématographiques, ont montré l’impossibilité d’assimiler cette image au signe linguistique: à supposer même qu’on puisse déceler dans sa constitution, à la suite d’Umberto Eco, le fonctionnement d’une triple articulation, qui ajoute à la double articulation caractéristique d’une langue la richesse d’une tierce combinaison produisant l’illusion du mouvement, le résultat obtenu dans un plan filmique ressemble beaucoup plus, comme l’a montré Christian Metz, à une phrase complète, intuitivement comprise, qu’à un mot isolé, intellectuellement reconnu; en outre, les possibilités de significations impliquées par ce plan dépendent, pour être réalisées, de la suite des plans et de la fonction que le montage attribuera à leur association. C’est ainsi que le modèle élaboré par Eisenstein pour donner au langage cinématographique les possibilités d’abstraction conceptuelle propres à la langue repose sur le travail créateur du montage, qui fera naître le concept non de la représentation proposée par un plan, mais bien de la relation instaurée entre une série de plans dont aucun ne signifie à lui seul le terme visé. Le pouvoir signifiant du cinéma, entendu comme pure chaîne visuelle, réside donc d’abord dans le montage, qui ne combine pas des mots, comme le fait la langue, mais des énoncés complexes, dont le sens n’existe en outre qu’à l’état de virtualités. La même constatation vaut d’ailleurs pour le cinéma sonore, qui du point de vue technologique se définit bien par l’addition de deux systèmes différents d’enregistrement, mais qui du point de vue sémiologique constitue un phénomène unique, où la simultanéité des images et des sons engendre une combinatoire originale dont la fonction reste irréductible à la décomposition de ses éléments.

De la double signifiance qu’Émile Benveniste reconnaît dans la langue – la dimension sémiotique étant liée au signe isolé et la dimension sémantique constituée par le discours producteur de messages –, le cinéma, comme toutes les expressions artistiques, ne semble ainsi posséder que la seconde; s’inscrivant directement dans l’univers de l’énonciation, il rejoint, à ce deuxième niveau, la capacité créatrice de la parole, qui trouve dans l’écriture littéraire son point d’aboutissement le plus extrême. Mais si l’image filmique ne peut être considérée comme l’équivalent d’un signe linguistique, elle détient toutefois le pouvoir de référer aux hommes et au monde, dont elle reproduit presque littéralement les apparences sensibles et la mobilité; en quoi le cinéma se sépare d’autres expressions artistiques, comme la musique et la peinture, et se rapproche davantage encore de la littérature, et singulièrement du roman, qui prend dans la représentation de l’homme et du monde l’élan de ses fictions.

Par son système temporalisé de signification, comme par ses possibilités référentielles, le langage cinématographique appelle donc le récit, dont la logique d’implication trouve en outre dans le montage un agent efficace. Il convient alors de situer à sa juste place la découverte de procédés prétendus cinématographiques dans des œuvres romanesques: la restriction de champ chez Stendhal, le montage parallèle chez Dickens, les «mouvements de caméra» chez Proust ne prouvent nullement que ces romanciers préfigurent le cinéma, mais bien plutôt que le cinéma s’inscrit dans une voie narrative que lui ouvrait la structure même de son langage, et dont ses techniques de représentation du réel lui ont facilité l’accès. Mais, s’il semble ainsi accomplir une tradition réaliste du roman, c’est au risque d’un singulier appauvrissement, qu’une interprétation hâtive du phénomène romanesque a souvent méconnu: loin de voir en Proust un romancier à qui manqua le cinéma, il faut au contraire reconnaître que c’est son mépris pour «le défilé cinématographique des choses» qui fonde la structure de la Recherche , où la métaphore ne naît que d’un ensemble de rapports et sous forme d’absence. Albert Laffay a justement établi que le récit littéraire, loin d’appeler l’image dont il ne serait que l’intermédiaire transparent, constitue en lui-même son objet et sa fin; chercher alors dans le récit filmique la réalisation directe de ce que le récit littéraire ne vise que sur le mode imaginaire conduit à faire du film la mise en scène d’une histoire et non pas son récit.

Car le propre du récit n’est pas seulement de représenter dans une fiction la temporalité qui oriente sa marche: l’existence de la fiction dépend d’abord de sa narration. Celle-ci peut être plus ou moins perceptible suivant le type de récit considéré, qui va de l’apparente énonciation historique derrière laquelle se cache le narrateur balzacien à la mise en évidence de la parole donatrice qui caractérise le récit de Joyce. Mais le support de la langue, dans le roman, garantit l’existence d’un parleur, que la narration prendra plus ou moins en charge, mais n’effacera jamais totalement; tandis que l’absence de données linguistiques sûres conduit parfois le cinéma à vouloir doter l’image d’un pouvoir de dénotation analogue à celui du signe, en lui donnant l’évidence illusoire d’un sens intrinsèquement lié à la réalité représentée; et, malgré le «foyer linguistique virtuel» qu’implique le découpage de l’espace dans le cadrage et du temps dans le montage, cette présence d’une parole hors l’écran peut s’évanouir dans la transparence d’une caméra et la neutralité d’enchaînements, dont le propos devient alors de transcrire seulement en images significatives une histoire préalablement inscrite dans un scénario.

La facilité narrative qui caractérise le langage cinématographique ne garantit donc pas pour autant le plein accomplissement du récit au cinéma. Si celui-ci s’est révélé très tôt un bon conteur d’histoires, il a difficilement atteint la perspective narrative qui organise l’œuvre romanesque dans sa totalité structurale. Aussi la référence au roman a-t-elle joué dans son histoire un rôle ambigu: particulièrement néfaste quand elle le fit se fourvoyer dans des adaptations qui ne retenaient du roman qu’une histoire simplifiée, elle devint bénéfique lorsqu’elle lui permit d’intégrer à ses techniques propres les structures narratives complexes expérimentées par les romanciers modernes. L’évolution du roman depuis la fin du XIXe siècle le conduit à exhiber de plus en plus la narration qui gouverne la fiction, jusqu’à ne plus donner à cette fiction que le rôle d’assurer la «mise en abyme» de sa propre narration. Dans la mesure où le cinéma s’est engagé originellement dans la voie du récit, il a connu, avec un décalage temporel, une évolution analogue: recueillant à ses débuts les histoires que lui abandonnait le roman, il finit par devenir, notamment avec Alain Robbe-Grillet, le lieu privilégié que le nouveau roman choisit pour y inscrire le reflet de sa propre contestation.

2. Des fictions empruntées

Dès l’origine, ou presque, le cinéma fit l’épreuve de ses capacités narratives, à partir du moment où le développement du montage, renforcé par l’allongement des bandes et l’apparition des sous-titres, permit de transformer les saynètes primitives de Lumière, tournées en un seul plan, ou la succession des tableaux féeriques de Méliès, enregistrés par une caméra immobile, en de véritables histoires qui déroulent dans le temps la modification de leur perspective. Réduit à la seule image produite par la caméra, le cinéma propose en effet un espace de type scénique, privé toutefois de sa troisième dimension; mais, dès que le montage est utilisé non pour changer de décor, mais pour varier les points de vue sur une même réalité ou pour relier entre elles des réalités différentes, la scène disparaît, avec le regard du «monsieur de l’orchestre» qu’évoque la position fixe de la caméra chez Méliès. Dans Naissance d’une nation (1915) et surtout dans Intolérance (1916), D. W. Griffith développe ainsi les changements de perspective et le montage parallèle de plusieurs événements entrecroisés, qui annoncent la libération du regard indispensable au récit; il réfère explicitement ce principe de montage à Dickens, avouant son ambition de faire au cinéma la même chose que dans le roman. Ainsi l’influence du roman imprégna le cinéma muet, au point de susciter la réaction surréaliste de Buñuel contre «le typhus sentimental et les bacilles naturalistes», et de décider Eisenstein à entreprendre avec Octobre , en 1928, l’expérimentation d’un film libéré de tout l’héritage dramatique et psychologique «devenu passablement suspect». De fait, malgré quelques recherches originales, comme celles de Louis Delluc et d’Abel Gance, sur les possibilités d’expression subjective propres au cinéma, cette influence avait surtout pris la forme de scénarios empruntés à la littérature, qu’ils fussent écrits pour le cinéma, comme ceux d’Anatole France au temps du film d’art, ou simplement cherchés dans des adaptations, qui commencèrent dès 1909 avec L’Assommoir de R. Capellani et dont les plus réussies furent sans doute L’Aurore de Murnau (1927) et Les Rapaces de Stroheim (1924). Or le cinéma disposait d’une dimension significative encore trop réduite pour pouvoir impunément s’inspirer du roman; dans sa volonté d’en marquer les nuances, il réduisait la littérature à une thématique psychologique, dont l’image faute de parole accusait les accents, et à une aventure dramatique dont le montage transcrivait les épisodes en reconstituant sinon l’espace de la scène, du moins l’illusion de sa cohérence. Il forçait du même coup les références réalistes du roman, effaçant la perspective temporelle et la structure relationnelle dont elles ne sont que l’alibi: piège auquel Griffith échappait davantage, dans la mesure où il empruntait à Dickens des techniques et non pas des histoires, prenant lui-même en charge dans ses meilleurs films le soin d’inventer la matière, souvent épique, de ses récits.

L’apparition de la parole, en multipliant les instruments de signification, libéra l’image et le montage de leur fonction purement explicative; elle développa les possibilités narratives du cinéma, une fois que la hantise du théâtre, dont elle le rapprochait à l’origine, eut été maîtrisée: la tentation était grande en effet de transférer de l’image au son le soin de signifier; et il fallut quelque quinze ans pour qu’entre le théâtre en conserve préconisé par Pagnol et le «film parlant sans paroles» dénoncé par lui le cinéma réalisât l’intégration de la piste sonore à la structure même de ses récits, en lui faisant assurer la narration de l’histoire autant, sinon plus, que sa mise en dialogues. Dans cette mutation, les tentatives d’adaptation jouèrent, particulièrement en France, un rôle d’intermédiaire et souvent de contre-épreuve. Avec la parole, en effet, il devient possible de chercher à reproduire l’organisation propre d’un roman au lieu de le réduire au schéma simplifié d’un scénario. La vitalité de la production romanesque en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle tout particulièrement, donna au cinéma français une orientation résolument littéraire: les œuvres de Flaubert, de Maupassant ou de Zola ont ainsi nourri celle de Jean Renoir, qui cherchait en eux la source d’une représentation critique de la société. La recrudescence du phénomène à partir de 1945, en dévoilant avec évidence ses limites, permit aussi d’en indiquer l’issue: alors que La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1948) et Manon de Clouzot (1949) manquent le regard de Stendhal sur Fabrice ou la vision mémorative que l’abbé Prévost donne à Des Grieux sur son aventure, la réussite de Bresson, dans Le Journal d’un curé de campagne en 1951 tient d’abord à ce qu’il utilise la parole en voix off pour manifester au-delà de l’image la présence d’un narrateur qui, à l’instar du texte romanesque, accompagne l’événement passé de sa méditation actuelle.

Intervenant hors champ, la parole propose l’image comme l’émanation d’un regard et non la représentation directe d’un fait; elle signale le rôle de la narration qui donne à une histoire la perspective du récit. La multiplication des films à la première personne que Jean-Pierre Chartier et Claude-Edmonde Magny relèvent dès 1947, dans la production américaine tout particulièrement, marque ainsi l’intégration au cinéma de dimensions narratives nouvelles, dont la première manifestation consiste à transformer le personnage lui-même en narrateur. Cette intégration semble bien avoir été précipitée en France par l’épreuve de l’adaptation, qui permit à André Bazin de plaider pour «un cinéma impur» et à Alexandre Astruc de formuler sa théorie d’une caméra-stylo capable d’abstraction, c’est-à-dire d’abord, pour l’un comme pour l’autre, de refuser d’enfermer le cinéma dans une farouche spécificité dont ils avaient mesuré l’insuffisance. Mais il ne s’agit là que d’une étape, qui n’offrait rien d’indispensable: ainsi Bresson, avec Un condamné à mort s’est échappé (1956) ou Pickpocket (1959), développa hors toute adaptation la parole créatrice du Journal ; le monologue intérieur, évoqué par David Lean dans Brève Rencontre (1946), ne devait rien à une source romanesque; et le Citizen Kane d’Orson Welles (1941), dans la confrontation qu’il fait de divers narrateurs, s’inspire, certes, des techniques de narration propres aux romans américains d’entre les deux guerres, mais n’en adapte aucun: projeté en Europe sept ans après sa réalisation, il y ouvrit l’ère des grands récits filmiques, dont l’ambition n’est plus de transcrire un roman, mais bien de développer en toute autonomie une capacité narrative analogue. L’influence avouée de Dos Passos sur Welles, la marque de Bernanos dans l’œuvre de Bresson, qui réinvente avec Au hasard Balthazar (1966) l’univers de Monsieur Ouine , la référence d’Antonioni à Flaubert pour L’Avventura (1960), la collaboration d’Alain Resnais avec Marguerite Duras (Hiroshima mon amour , 1959) Alain Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad , 1961), Jean Cayrol (Muriel , 1963) ou Jorge Semprun (La guerre est finie , 1966) démontrent la fécondité de rencontres que n’embarrasse aucun souci de fidélité. C’est qu’aussi bien l’adaptation la plus rigoureuse sur le plan de la narration se heurte à la question du temps et de ses proportions romanesques: la durée d’un roman, dans l’allongement de ses imparfaits et le raccourci de ses passés simples, ne peut se réduire sans mutilation à deux heures de projection; Bresson lui-même, pour respecter le rythme du Journal , dut en sacrifier des épisodes entiers; et les réussites les plus créatrices en ce domaine proviennent de nouvelles ou de romans très brefs, qui laissent au réalisateur la possibilité de retrouver dans la démarche du film le mouvement même du texte: ainsi du Plaisir que Maupassant inspira à Ophüls (1952), de la rêverie allusive que Cocteau permit à Franju à propos de Thomas l’imposteur (1965), et de ce Blow up (1967) dont Antonioni puisa la matière chez Julio Cortázar, mais pour y achever dans le temps du présent propre à Robbe-Grillet un itinéraire qui passa par l’adaptation de Pavese (Femmes entre elles , 1955) et continua avec une expérimentation originale de la durée flaubertienne.

3. Vers une narration autonome

En adoptant les techniques du roman moderne sans en adapter le contenu, c’est en effet une exploration du temps qu’a entreprise désormais le récit filmique, manifestant alors, par-delà toute personnalisation du narrateur, la voix même de la narration. Pour retrouver la présence – et le présent – de la parole narrative, il lui fallut briser, à l’instar du roman, la chronologie de la fiction: l’éternel présent dont la tradition critique a fait le temps du cinéma n’est en réalité qu’un passé simple déguisé, qui inscrit chaque représentation dans le déroulement linéaire d’une temporalité dramatiquement orientée; à la différence du véritable présent, qui ne peut se définir qu’en termes linguistiques, et dans l’instance de la seule parole. Aussi, lorsque Citizen Kane substitue à l’ordre d’une biographie celui d’une enquête sur cette biographie, il entame au cinéma une recherche du temps perdu que Welles devait mener jusqu’à Monsieur Arkadin (1955), mais qui se prolonge aussi dans le Vivre de Kurosawa (1952) et qui conduit au temps retrouvé dont Fellini anime la résurgence proustienne dans 8 1/2 (1963); la visée du passé, rendue possible par l’éclatement de l’événement, rend perceptible de ce fait l’instance narrative qui ne laisse plus substituer de la fiction que des fragments épars. Dans cette exploration de la dimension subjective du temps, Alain Resnais joua un rôle déterminant, dont on retrouve la trace chez le Nemec des Diamants de la nuit (1964) ou le Glauber Rocha de Terre en transe (1967): perpétuant, avec Hiroshima mon amour , la tradition du monologue mémoratif en voix off , mais lui donnant une dimension lyrique, il accomplit une rupture analogue sur le plan de l’image elle-même, puisqu’il cesse de représenter en scènes continues, comme le fait traditionnellement le flash-back , le passé évoqué à travers ce monologue. Les souvenirs dans Hiroshima n’existent plus qu’à l’état de traces, brusquement surgies et aussitôt évanouies, dont la fulgurance restitue le caractère instantané, et fugitif, de toute mémoration comme de toute image mentale. La relation discontinue de l’imaginaire et du réel, comme le contrepoint de la parole et de l’image, anime ainsi une structure polyphonique, qui double le je mémoratif et témoigne au plus haut point d’une présence narratrice, rassemblant des moments et des lieux différents pour façonner l’espace aux dimensions tout intérieures du temps.

Dans l’allongement des séquences discontinues propres à Antonioni comme dans les montages tournoyants de Godard, on peut relever un même apprentissage du temps, saisi dans sa durée uniforme ou son instantanéité informe. Bien qu’ils ne procèdent pas comme Resnais par images mentales, c’est également en cassant la continuité narrative qu’ils désignent, au-delà de la fiction, la narration qui l’invente. La démultiplication dialectique de l’histoire dans l’œuvre de Resnais, qui d’Hiroshima à La guerre est finie , explore tous les niveaux du temps, sa suspension de plus en plus étirée dans celle d’Antonioni qui, depuis L’Éclipse (1962), ne retient de l’aventure que son attente ou son impossibilité, son démantèlement progressif chez Godard qui, d’À bout de souffle (1960) à Pierrot le fou (1965), inscrit dans le récit le reflet ironique de son élaboration pour entamer ensuite sa totale destruction convergent en effet dans un même refus de donner à cette «histoire» l’apparence – tout illusoire – d’une réalité préalable que la caméra se serait contentée d’enregistrer. Exhibant, au contraire, par le dédoublement de leur structure, le mécanisme qui la produit, ils rejoignent la forme ultime du roman qui, de Proust, à Joyce et Robbe-Grillet, substitue au récit d’une histoire l’histoire de ce récit, dans son engendrement ou dans son refus: ainsi 8 1/2 met en abîme sa propre genèse et Muriel inscrit dans sa trame l’image de son développement, tandis que L’Année dernière à Marienbad , où se multiplient simultanément et contradictoirement les possibilités de sens, et Blow up , où elles se perdent toutes, retrouvent la démarche de Robbe-Grillet, pour qui le refus des significations conditionne désormais l’écriture du roman.

C’est en effet au terme d’une longue évolution, analogue à celle du roman lui-même, que le cinéma narratif finit par accomplir la fonction que le nouveau roman lui avait originellement attribuée. L’extériorité du point de vue et la discontinuité de la composition, où l’on a longtemps voulu voir la marque du cinéma sur le «stylocaméra» du nouveau roman, relèvent en fait d’une projection mythique du second qui cherche dans le premier l’incarnation directe de ses propres expériences: si Alain Robbe-Grillet ou Marguerite Duras abandonnent l’écriture romanesque pour la réalisation filmique, c’est qu’ils pensent trouver dans ces techniques d’origine mécanique la possibilité d’enregistrer la présence du monde dans l’absence du sens. Mais, contrairement à une idée qu’il contribua lui-même à répandre dans ses premiers articles, ce n’est pas l’objectivité d’une image pure, mais bien la subjectivité d’un point de vue toujours localisé que Robbe-Grillet découvre dans le regard spontané de la caméra; modifiant rétrospectivement l’interprétation de ses propres romans, il demande désormais au cinéma de prendre en charge la représentation du mécanisme imaginaire qui assure à son œuvre l’authenticité du mensonge: l’image affirmera, et le montage, visuel ou sonore, déniera ses affirmations. C’est pourquoi, de L’immortelle (1963) à L’Éden et après (1971), il multiplie dans le déroulement de ses récits la succession de leurs versions-contradictions, cherchant la négation totale de l’histoire, sans éviter toujours sa réapparition dans chaque proposition, fût-elle imaginaire.

Loin d’imiter une mythique essence du cinéma, le nouveau roman a fini par lui imposer l’idée qu’il s’en faisait; mais l’arrêt du temps et le silence de l’espace qu’il voulait lire dans l’image en elle-même impliquent en réalité l’élaboration d’une structure narrative autonome, dans laquelle la représentation cesse d’être l’équivalent d’un signe pour devenir l’élément disponible d’une signification, dont l’appréhension globale précède toute évaluation ponctuelle: d’où la nécessité d’un récit, dédoublé en sa propre interrogation, et non pas directement détruit. Plus que dans les réalisations filmiques de Robbe-Grillet, c’est dans le Blow up d’Antonioni, où l’œil de l’enquêteur se cache derrière la lentille du photographe, et Porcherie (1969) de Pasolini, où s’enchevêtrent deux histoires sans relation directe, qu’on peut relever la suspension du regard et de la voix qui conditionnent la vacuité polysémique de l’image: ils marquent ainsi le terme provisoire d’un itinéraire qui conduisit le cinéma, sous l’influence du roman, à découvrir, puis à détruire le narrateur, après l’avoir d’abord ignoré. Mais une autre voie se dessine dans le travail filmique récent de Marguerite Duras (La Femme du Gange , 1974, India Song , 1975, Aurelia Steiner , 1980), chez qui le recours cinématographique n’intervient plus que pour défaire un texte antérieur, désormais divisé entre les figures libres qu’il engendre et les voix fragmentaires qui le traversent. Ainsi démultipliée, dédoublée, mais disjointe, la narration se trouve alors ruinée par son exacerbation même, qui retire à chaque voix, à chaque image, et finalement à chaque texte son identité narrative propre. Une expérience parallèle serait à examiner dans les nouvelles fictions de Raul Ruiz qui vint d’abord extraire d’un roman de Klossowski, aux positions énonciatives inconstituables (La Vocation suspendue : texte 1950, film 1978), une technique du simulacre susceptible de faire entrer la place même du spectateur dans l’ébranlement général du dispositif de la narration.

Par ce travail sur la narration, dans sa présence affirmée ou sa défection rendue perceptible, le cinéma acquiert et la maîtrise du récit et la capacité de le démonter par l’exercice de l’écriture filmique. Si le film trouva l’origine de son orientation narrative dans l’illusion de réalité qui caractérise l’image animée, c’est dans la remise en cause d’une telle illusion qu’il accomplit cette vocation originelle. Car le décalage instauré entre la représentation et la signification procède d’une théorie relationnelle du montage qui interdit de voir dans la suite des plans ou des séquences l’addition de fragments du réel doués de sens par eux-mêmes: loin d’élever l’image à la hauteur d’un signe, comme le veut la théorie réaliste soutenue par Jean Mitry, le montage pratiqué par Welles, Bresson, Resnais ou Antonioni fonctionne comme un instrument de rupture qui, par sa fragmentation, son étirement ou sa contradiction, brise la continuité de l’espace réel et l’illusion de sens qu’elle supporte. Faisant alors de l’image le produit du montage, et non l’inverse, ces cinéastes reconstituent au cinéma, selon l’expression de Resnais, l’équivalent d’une lecture, la signification n’intervenant plus dans les images, mais autour d’elles ou entre elles, suivant l’organisation structurale qui les relie; ils rejoignent en même temps les théories d’Eisenstein, qui cherchait dans la «cinécriture», définie par la dialectique du montage, un moyen de lutter contre une invasion littéraire tout en donnant au cinéma une puissance de structuration analogue à celle de la littérature, et susceptible, à terme, d’en déconstruire le fonctionnement.

L’activité de l’écriture ne va pas de soi dans un film, fût-il narratif: si le mode sémiotique s’y trouve visé, la possibilité sémantique qu’évoque Benveniste en disparaît; c’est au contraire dans une coupure instaurée entre le film de communication directe, où s’accroît la valeur référentielle de la représentation, et le texte filmique, où le sens dépend de sa seule présentation, que l’écriture se réalise au cinéma, jusqu’à ne plus représenter que son propre travail, selon la fonction restreinte qu’une poétique de la modernité attribue à l’écriture littéraire depuis Mallarmé. Une telle coupure paraît à la fois plus nécessaire et moins radicale au cinéma qu’en littérature: porté par un pouvoir de référence plus fort que dans le roman, le récit filmique se porte spontanément du côté de Bourget, comme le notait déjà Bazin contre les tenants du béhaviorisme cinématographique; mais une fois suspendue la fonction référentielle, le film propose, dans l’écriture ainsi réalisée, la présence maintenue d’une représentation, que sa distance à toute signification rend perceptible en elle-même, et questionnable à ce titre. C’est en ce point seulement que le cinéma narratif représente pour le roman la possibilité d’une reprise critique, qui n’apparaît toutefois qu’au terme d’une longue exploration de la voie narrative ouverte par le roman lui-même.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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